« Me voici, envoie-moi », dit le prophète, après avoir protesté de son impureté mais accepté qu’elle soit lavée par le feu de la Parole. « Ce que tu demandes, nous le ferons », répond Pierre, malgré la fatigue d’un labeur infructueux et fortifiés par le miracle de la pêche surabondante, avec ses compagnons, laissant tout, ils le suivirent. Ils le suivirent et ainsi ils apprirent de lui comment annoncer la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu, comment annoncer cet Evangile du règne de Dieu qui fut au cœur de la conversion et de la vie de l’apôtre Paul.
Frères et sœurs, Isaïe le prophète, Paul, Pierre et ses compagnons sont aujourd’hui nos guides en cette célébration solennelle du Jubilé de l’Ordre des prêcheurs en France. Comme eux nous désirons être envoyés pour proclamer la venue du règne de Dieu, à la suite de Dominique, dont l’intuition a été confirmée il y a huit siècles. C’est bien ce que nous demandons tous, frères, moniales, laïcs, sœurs apostoliques et autres membres de la famille de saint Dominique et avec eux l’Eglise entière. Nous demandons la grâce d’être envoyés proclamer l’Evangile du règne de Dieu, la grâce de la prédication qui peut construire l’Eglise.
L’Evangile selon saint Luc que nous avons entendu nous conduit au commencement de la prédiction de Jésus en Galilée. Pour Luc, vous le savez, d’emblée la prédication de Jésus s’affronte à des oppositions. Il faut dire qu’il n’est pas très facile aux siens d’accueillir cette parole de Jésus. Le règne dont il annonce la venue est temps de libération des captifs, de guérison des infirmes, les uns et les autres se voyant réintégrés avec tous, en un seul peuple. Ce règne est règne de communion, au point que les démons le reconnaissent bien, eux qui sont les diviseurs. Il règne sans prérogative et sans exclusive au point que les petits, les pauvres, les oubliés, les étrangers, y ont une place de choix, eux qui sont souvent si humiliés par les installés du monde. Ils y sont à la première place, non pas à cause de leurs mérites personnels mais à cause de la grâce de celui qui leur offre d’être leur véritable sécurité. Et celui qui est le premier de ce royaume annonce qu’il est le premier en se faisant le dernier. Avouons qu’il n’était pas facile d’accueillir un tel message d’un règne qui semble venir pour renverser ce que l’on croyait installé et organisé une fois pour toutes.
Et pourtant une foule de gens reconnaissent en ce message une vérité qui les bouleverse, une parole qui les rejoint en plein cœur, une présence dont ils ne veulent plus être éloignés. Cette foule qui se presse au bord du lac reconnait en Jésus la présence et la parole d’un Dieu de miséricorde qui vient pour eux ouvrir à nouveau le chemin de vie. En Jésus, Dieu s’approche de l’humanité, à qui il veut offrir de naître à nouveau de cette parole de grâce qui manifeste l’amour miséricordieux de Dieu.
Naître à nouveau de cette miséricorde, ainsi commence la prédication de Jésus. Il se tient au milieu de la foule, il annonce qu’il y a pour chacun une place égale avec lui et par sa compassion comme par sa parole il manifeste qu’il est venu le règne de la vérité qui les rend libre. Et c’est ainsi que Dominique a voulu que commence la prédication de ses frères prêcheurs, à l’école de la prédication de Jésus lui-même. Prêcheurs de la grâce, de la miséricorde. Prêcheurs qui, à la suite de Jésus désirent rejoindre les gens en s’approchant d’eux avec respect et discrétion, comme des frères et des amis, proposant l’amitié avec Dieu, proposant d’accueillir Dieu qui vient parler avec eux.
Pour se mettre ainsi à l’école de la prédication de Jésus, Dominique a voulu le suivre dans son itinérance. Juste avant le passage d’Evangile que nous avons entendu aujourd’hui, Jésus déclarait à ceux qui auraient aimé le retenir avec eux : « Aux autres villes aussi », disait-il « il me faut annoncer la Bonne Nouvelle du règne de Dieu, car c’est pour cela que j’ai été envoyé ».
Une autre manière d’exprimer ce que Jésus manifeste au bord du lac : Il enseigne et la foule l’écoute mais vient le moment où il demande à Simon d’avancer en eau profonde. Et à partir de ces deux barques qu’il a requises, de jeter leurs filets. C’est bon déjà d’avoir pu enseigner la foule avec une autorité sans égale, ce que reconnait Simon, en l’appelant « maître », mais il y a d’autres villes, d’autres cultures, d’autres savoirs, d’autres peuples, d’autres hommes, d’autres femmes, qu’il faut partir rejoindre, rassembler et réunir en un même filet.
En son humanité le Christ éprouve combien la compassion ressentie pour quelques-uns de cette foule tout près de lui creuse le désir de se faire compatissant pour tous, frère et aussi ami de tous. Cette image de rassemblement en l’unité que peut donner le geste du filet, de la pêche, rejoint je crois une intuition très forte de saint Dominique.
Proclamer le règne de Dieu, pour lui, exigeait d’être animé par cette passion de l’unité, de la communion. Passion de l’unité de l’Eglise d’où il fallait écarter toute tentation de division, de sorte qu’elle appelle tous les hommes à l’unité entre les hommes, qui devaient être reconnus dans leur capacité d’organiser leur fraternité en donnant voix à chacun. Passion de l’unité de tous en un même relèvement de la miséricorde. « Que vont devenir les pécheurs ? » demandait-il à Dieu, sans cesse, « aie pitié de moi, pécheur », comme s’il prenait conscience chaque jour davantage, en ses longues nuits de prières, que la présence de Dieu au milieu de son peuple était tellement aimante qu’aucun ne devait être tenu en dehors de cette communion d’amitié avec Dieu, ouverte par le Fils. Passion de l’unité des Eglises, ce que certains Pères de l’antiquité ont lu précisément à propos de ces deux barques, celles des juifs et celle des grecs. Passion de l’unité dont l’Eglise doit être le signe, le sacrement.
Dans l’Evangile Jésus est dans la barque de Pierre. Il est au milieu des siens, rappelant que si les pécheurs sont bien ceux qui jettent les filets et les ramènent, c’est lui qui donne l’abondance de ce rassemblement dans l’unité. Comme l’apôtre l’exprimait aux corinthiens « à vrai dire ce n’est pas moi, c’est la grâce de Dieu avec moi ». Cette conviction est essentielle, n’est-ce pas, et les textes de la liturgie nous en révèlent en quelque sorte la profondeur. En effet il ne s’agit pas seulement de dire que les humains ne sont pas capables de porter seuls l’annonce du royaume, il ne s’agit non plus seulement de dire qu’ils seraient simplement les instruments de celui qui en vérité porte le royaume. Tout cela est vrai, mais de plus il faut nous souvenir de l’attitude de nos trois guides, Isaïe, Pierre et Paul. Chacun d’eux est saisi du désir d’associer sa vie à l’annonce de la parole. Chacun d’eux est conscient qu’il n’en n’est pas digne, qu’il est pécheur, non à cause de sa fragilité humaine mais aussi parce qu’il n’est pas ajusté à ce Dieu au nom duquel il désire parler. « Eloigne-toi de moi qui suis pécheur » et il implore alors la grâce de Dieu et Dieu réponds en l’ajustant à lui et il fait cela en lui confiant précisément la mission de proclamer le règne de vie, plutôt il ajuste l’homme, il le fait pêcheur en appelant à rejoindre celui qui , seul, proclame le règne et affronte tout obstacle à la communion.
La prédication du royaume devient ainsi bel et bien, frères et sœurs, chemin de sainteté, c’est-à-dire ce chemin sur lequel la grâce du Christ nous conduit, la grâce qui nous configure au Christ prêcheur. Ainsi soit-il.
Homélie du frère Bruno Cadoré op,
Maître de l’Ordre,
Fête du Jubilé des 800 ans de l’Ordre des Prêcheurs,
Cathédrale Notre-Dame-de-Paris,
7 février 2016
Textes Liturgiques du jour :
– Is 6 (1-2a. 3-8)
– 1 Co 15 (1-11)
– Lc 5 (1-11)