Pour préparer cette prise de parole j’ai procédé de la façon suivante :
Je me suis d’abord demandé ce que voulait dire pour moi « prêcher » en tant que laïc dominicain.
J’ai ensuite relu la transcription des interventions du frère Bruno Cadoré op en retenant des passages qui rejoignent mon expérience personnelle.
Enfin j’ai essayé de constituer un texte ordonné que je vous présente ici.
Je crois que nous sommes tous assez vite d’accord pour dire que prêcher ce n’est pas exclusivement parler à l’ambon, ou prendre la parole devant un auditoire de façon formelle et organisée. Si cela a pu m’arriver ponctuellement, je reste convaincu que ce n’est ni la forme la plus courante ni la forme supérieure et ultime vers laquelle il faudrait tendre. Je rejoins en cela l’anecdote racontée par le frère Bruno Cadoré op :
« Je préfère parler d’évangélisation que de prédication, car j’ai toujours peur qu’utiliser le mot prédication nous ramène du côté de la petite prédication stricte, c’est-à-dire 3 minutes par jour. Si je suis frère prêcheur pour faire ce à quoi je suis appelé 3 minutes par jour, cela ne me fait pas vivre ! Un jour, au chapitre général de Trogir, j’avais invité de jeunes frères coopérateurs péruviens et nord-américains. On a eu une discussion sur la mission de l’Ordre, les vocations. Puis, à un moment donné, la question de la prédication – homélie s’est posée. Un des jeunes frères dit : « je croyais qu’on était dans le chapitre général de frères prêcheurs, je n’avais pas compris qu’on était dans le chapitre général de frères homélistes. » »
Pour moi, prêcher, c’est, au sens large, témoigner de ce que la bible dit de la relation aux autres et à Dieu et, si j’ai prononcé un engagement dans l’Ordre dominicain, c’est parce que je souhaite m’associer à la façon dont l’Ordre des dominicains comprend ce message biblique et souhaite le diffuser dans le monde. Il y a un positionnement au divin et au monde qui me semble être spécifique à la spiritualité dominicaine et dans laquelle je me retrouve.
J’ai été surpris d’entendre Bruno Cadoré dire que peu de gens pensent qu’il y a une spiritualité dominicaine. Au contraire, elle est pour moi une évidence. Même si elle est composée d’éléments qui ne sont pas exclusivement dominicains, ils forment ensemble une approche unique spécifique.
Cette spiritualité dominicaine n’est pas si facile à définir mais, dans les grandes saveurs que j’apprécie dans ce cocktail, je nommerais d’abord l’humilité et l’amour du monde.
Nous ne sommes pas en position haute, de donneurs de leçon, ou dans une position de rejet appelant à se retirer du monde pour former une petite communauté d’élus ou de parfaits (c’est ce que saint Dominique a combattu chez les Cathares).
L’action des dominicains se situe au sein du monde, là où la société se pose des questions, où ça la démange. Non pour apporter un jugement mais des outils pour comprendre et réfléchir, avec ceux qui partagent notre quotidien, au travail, en famille, entre amis, dans la joie comme dans l’adversité.
J’ai participé au groupe, aujourd’hui disparu, des frères et sœurs dominicains en milieu populaire. Il regroupait les religieux et les sœurs puis, sur la fin, les laïcs qui avaient fait le choix de vivre au plus près des classes populaires. Tous avaient comme point commun d’essayer d’appliquer le verset de l’évangile : « Vous êtes le sel de la terre » et cela nécessite de faire le plongeon dans la marmite, bien souvent quand elle bout à gros bouillon.
Leur engagement représente bien pour moi ce rapport au monde de l’Ordre dominicain.
Dominique passe la nuit à échanger avec l’aubergiste et celui-ci se convertit, au petit matin non par ce qu’il a été accablé de reproches mais parce qu’il a pu cheminer et discerner un peu comme les disciples d’Emmaüs, à qui le Christ ouvre le chemin de la compréhension de sa venue.
Je retrouve cela dans mon métier d’éducateur, puis de cadre, lorsque j’accompagne les familles, les jeunes ou les salariés. Il est improductif de les juger ou de leur donner des injonctions à appliquer. Il est nécessaire de partir de ce qu’ils sont et de prendre le temps de comprendre le contexte dans lequel ils sont, ce que sont leurs contraintes.
Pour les familles comme pour les salariés, on a bien souvent une vision très réduite de la problématique. Je dis souvent aux familles que nous accompagnons à domicile que nous ne les connaissons qu’en regardant par le trou de la serrure. Une vision nette dans un angle très précis, puis des ombres sur les bords, puis rien du reste de la pièce, soit 90 % de leur vie. La solution ne peut donc que venir d’eux ; nous ne sommes là que
pour les aider à la faire émerger.
Je crois que témoigner de la Parole de Dieu c’est la même chose, c’est chercher à être des facilitateurs de l’émergence de la grâce de Dieu dans la vie gens.
J’ai évoqué tout à l’heure l’épisode de la conversion de l’aubergiste ; je suis convaincu que saint Dominique n’est pas sorti indemne de cet échange. Que sa décision de rester pour aller au-devant des Cathares, seul, sans le faste des prélats, est due à cet échange et que cela a provoqué un changement chez Dominique.
Je suis convaincu que la décision de fonder un Ordre mendiant doit quelque chose à ce que saint Dominique a appris du rapport à la pauvreté auprès des Cathares.
J’en suis convaincu car je ne suis jamais sorti indemne du travail avec les familles ou de la confrontation aux problèmes que rencontrent les salariés.
Prêcher, cela nécessite une rencontre, donc un échange, la conviction que les personnes vers qui on va ont quelque chose à nous apporter que nous n’avons pas, et dont nous avons besoin.
Prêcher, c’est sortir de soi-même pour aller au-devant de l’autre, pour l’accueillir lui, tel qu’il est, et recevoir en retour ce dont j’ai besoin pour moi-même et dont il est porteur.
Prêcher, c’est donc avant tout une rencontre, une confrontation avec l’autre, en ce qu’il a à la fois de différent et de singulier, mettre en commun les faits humains pour cerner et approfondir ce qu’est notre humanité commune.
Prêcher, c’est affirmer que rien n’est clos définitivement, que rien n’est fermé sur soi-même et que le chemin vers Dieu passe toujours par ceux que je n’ai pas choisis mais qui me sont offerts comme frères.
Bruno Cadoré dit : « Ce qui est très important dans la perspective d’évangélisation, c’est de bien nous souvenir que lorsque Dominique discute avec Rome, il demande quelque chose qui peut nous paraître une peccadille : parler de l’Ordre qui s’est constitué non pas comme un Ordre de gens qui prêchent, mais comme un Ordre de gens qui sont prêcheurs. Je ne crois pas qu’il joue sur les mots. Il veut définir l’Ordre non pas en fonction de ce que nous faisons mais à partir de ce que les frères et les sœurs de son Ordre sont, vivent. Or, aujourd’hui, cette précision est importante parce que dans la modernité, on définit les humains en fonction de ce qu’ils font. Nous, nous appartenons à un Ordre qui dit que ce qui l’intéresse, ce n’est pas tant ce que vous faites mais ce que vous vivez. Je trouve cela très stimulant. »
Prêcher, pour un laïc, ce n’est donc pas un truc en plus que l’on fait lorsque on a fini le boulot et torché les marmots. C’est une exigence de vie.
Prêcher, c’est s’astreindre à faire un chemin à la grâce qui nous habite pour qu’elle rejoigne la grâce qui habite les autres.
Pour cela, nous avons des outils qui me semblent faire partie du cocktail dominicain, notamment l’étude. L’étude, pas pour écraser l’autre de savoir, mais pour être suffisamment familier de la Parole pour faire ce que décrit très bien Bruno Cadoré lorsqu’il dit :
« Selon la tradition, l’essentiel de la prédication de l’Ordre est de raconter Dieu, à tous moments. De saisir toutes les opportunités de repérer les points de contact entre le récit de la vie d’humanité et le récit biblique. Plus simplement, essayer de rendre le récit biblique familier du récit d’humanité. La prédication, pour moi, c’est d’abord faire entendre la Parole de Dieu. Beaucoup de gens n’ont aucune idée de ce qu’est le récit biblique. Pourtant, il a un nombre incalculable de points de contact avec la vie courante. Avant de commenter la Parole de Dieu, il faut la raconter. »
Et puis un peu après :
« Vous n’êtes pas le savant de la Parole de Dieu, vous êtes d’abord quelqu’un qui l’écoute, ne comprend pas tout, mais qui voit que dans cette Parole si ancienne des choses de l’ordre de la vérité se profilent, se laissent presque saisir et puis échappent.
Cela aide à vivre. Les hommes d’aujourd’hui ont besoin de se trouver devant des interlocuteurs sûrs de leur foi et pourtant toujours incertains. On peut être sûr de sa foi, et pourtant incertain sur la façon de la dire, de la comprendre, de l’exprimer. Jésus est Jésus, il est vraiment mort, et Jésus ressuscité a mis en nous une vie qui est déjà ressuscitée. Cela, je le crois. Maintenant, si vous me demandez comment cela marche, cela je ne le sais pas. »
Je ne suis pas un grand adepte de l’annonce explicite de Dieu, sans doute parce qu’intuitivement je sais que, dans le milieu dans lequel je vis, il y certains mots qui ferment les oreilles. Avec l’âge, j’ai pris de l’assurance et, aujourd’hui, je me permets plus facilement non pas de parler explicitement de Dieu mais de faire référence clairement au texte biblique en le citant comme source de réflexion parmi d’autres laissant à chacun la liberté de juger la référence pertinente ou pas.
Plus que l’âge, ce qui me permet de le faire, c’est le lien que j’ai pu établir entre mon expérience de vie personnelle et le passage biblique cité et c’est cela qui intéresse mes interlocuteurs. En quoi ce passage biblique est fondateur de ma façon d’être avec eux, parmi eux.
Prêcher, c’est pour moi avant tout une approche dynamique. Le propre du laïc, c’est qu’il prêche à tout moment, à l’impromptu, tant par ses mots que par ses actes. Il ne prêche pas une vérité établie mais témoigne de sa quête de vérité (une autre notion très dominicaine). « Je suis le chemin, la vérité et la vie » dit le Christ (Jn 14, 6). J’ai mis longtemps à comprendre qu’il ne s’agissait pas de trois attributs distincts du Christ mais qu’il y avait une dynamique entre eux.
Pour dire « je suis », il faut être vivant. Or le propre du vivant c’est d’être en mouvement, en chemin. La vérité, ce n’est pas tant un but à atteindre qu’une exigence. C’est lorsque je chemine avec cette exigence de vérité avec moi-même et avec les autres que je suis vivant, que je peux dire « je suis ». C’est à cela que nous invitent le Christ et tous les prophètes.
Interrogé dans l’émission talmudique, le Grand Rabin de France dit au sujet de Edmond Fleg : « c’est un prophète comme Abraham car il cherche à savoir qui il est. Il découvre Dieu en répondant à l’appel du texte, à l’appel de lui-même. »
Découvrir Dieu et se découvrir soi-même est indissociable car c’est aller vers plus de vie. C’est ça notre vocation de prêcheurs dominicains.
Il ne s’agit pas de définir Dieu, mais de rendre visible sa grâce qui opère dans l’homme, de travailler à ce que l’homme atteigne sa plénitude d’humanité à l’image de Dieu. Cela demande d’être familier des hommes autant que de l’écriture et qui peut, mieux que les laïcs, être familiers des hommes ?
Je ne suis pas sûr d’avoir bien saisi ce que dit Bruno Cadoré dans son introduction mais cela rejoint mon propos lorsqu’il dit que, pour lui, la spécificité de l’Ordre dominicain, c’est la contemplation de la grâce et l’intercession. Il termine ce paragraphe en disant « En développant cette idée, je ne sais pas si je vous parle de la prédication de l’Ordre, ou de sa contemplation. Je veux vous parler des deux. »
Dans les ingrédients du cocktail dominicain que je souhaiterais aborder avec vous, car il me semble être essentiel dans la démarche de prédication, c’est la vie en fraternité, l’inscription dans un groupe constitué dans une institution et cela pour deux aspects distincts mais indissociables.
Se dire dominicain, c’est s’inscrire dans une institution vieille de plus de 800 ans, elle-même sous-partie de l’Eglise catholique plus ancienne encore.
Je me sens d’abord et avant tout dominicain, c’est ma famille spirituelle et, lorsque j’avais une vie de paroisse engagée à Strasbourg, je fêtais les grandes fêtes liturgiques dans la paroisse puis avec les frères du couvent. Mon engagement dans l’Ordre des dominicains est un chemin d’Eglise parmi tous ceux qui s’inscrivent en son sein.
Cela ne veut pas dire que je prêche la Parole de l’institution catholique ni même celle de l’institution dominicaine car ce que nous prêchons, c’est la Parole de Dieu, mais cela vient dire que je ne suis pas un franc-tireur auto missionné. Que je m’inscris dans une tradition et dans une mission que le pape a données à l’Ordre. J’apprécie que, dans l’Ordre dominicain, l’institution s’efface devant la mission, qu’elle devienne discrète, sans rien perdre de la force de son soutien structurant et soutenant avec, en premier lieu, la présence bienveillante de mes frères et sœurs, même si nous ne nous voyons qu’une fois par mois et que se supporter les uns les autres n’est pas toujours facile.
Bruno Cadoré dit très justement :
« Nos fraternités, nos communautés n’ont pas mission à être des meilleurs « vivre ensemble » que les autres. Mais la mission est de savoir que la difficulté de ce vivre ensemble est notre travail. La vie communautaire de religieux n’est pas facile du tout.
Ce n’est pas une question de morale, c’est une question de combat : on est appelé à devenir frères, il faut se battre pour cela.
Nous sommes là ensemble pour devenir croyants ensemble. C’est cela l’Église, non une institution qui dit qu’elle a tellement découvert la vérité de Dieu qu’elle sait exactement comment imposer la vérité de l’homme. L’Église, ce sont des gens qui disent : « on a tellement compris que Jésus voulait être ami de tous, qu’on se met à plusieurs pour faire entendre cette beauté de la promesse de Jésus, à savoir que, un jour, il sera tellement ami de tous que tous seront frères. Ce petit renversement donne du cœur à l’ouvrage ! »
Enfin, dernier point que j’ai envie de vous partager et qui me semble très dominicain, c’est la place de la Parole.
J’ai déjeuné samedi dernier avec ma filleule qui m’a dit : « Pourquoi les dominicains sont-ils toujours dans la parlotte alors qu’il y a urgence à faire ? »
Nous avons échangé sur la nécessité de prendre du recul pour donner du sens à l’action et ne pas foncer dans le mur, mais je crois que cette critique met le doigt sur quelque chose qui est très dominicain et qui fait mon attachement à l’Ordre : c’est le rapport à la Parole.
Nous ne sommes pas des grands bâtisseurs de monuments, nous ne sommes pas massivement présents dans les bidonvilles ou dans les hôpitaux.
Ce qui me semble être typiquement dominicain, c’est que nous sommes présents, créateurs et animateurs d’espaces de parole. La nuit avec l’aubergiste, dans le comité d’éthique pour Bruno Cadoré, pour nous lors des échanges avec les jeunes et les éducateurs, dans les séances de bible et yoga à La Pelouse, les séances psycho et yoga à la ligue contre le cancer, les cérémonies funéraires à L’Autre rive, les rencontres sur le chemin de Compostelle, les réunions autour des projets d’architecture, les échanges avec les jeunes à la Mission locale. Tous ces moments où l’on sent notre cœur brûlant en nous, tandis que nous parlons sur la route des hommes et nous rendons vivantes les Écritures (cf. Lc 24, 32).
Fabrice Espinasse, fraternité Yves Congar, Lyon, décembre 2024
Réflexions faisant référence à une conférence du frère Bruno Cadoré op, ancien maître de l’Ordre des Prêcheurs